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mars 2013

I • En guise d’ouverture

Un détour par l’architecture et l’urbanisme pour approcher le mouvement qui transforme l’ESR.

En 1933, se réunissait à Athènes le quatrième congrès des CIAM (Congrès international d’architecture moderne). Lors de ce congrès, les architectes imaginent la ville fonctionnelle et pensent une extension rationnelle des villes modernes.
C’est une époque où l’on a confiance en la mécanisation et l’urbanisation. Quelques années auparavant, l’un des architectes participant au CIAM d’Athènes, Le Corbusier, a publié un ouvrage “La machine à habiter “(1925). L’industrialisation est alors principalement conçue comme un facteur de développement. C’est ainsi que, par exemple, quelques années plus tôt, le cinéaste Walter Ruttmann a réalisé “Symphonie d’une grande ville” (1927) où il célèbre la ville de Berlin et le mode de vie urbain, et que le film de Marcel L’Herbier, “L’Inhumaine” (1924), exalte tout à la fois, la vie urbaine, la vitesse et la machine.
Quelques années plus tard, le film de Charles Chaplin, “Les temps modernes “ (1936), proposera un point de vue déjà différent.

On veut désormais planifier la construction des villes et organiser leur croissance pour les adapter au monde moderne.

En 1941, Le Corbusier, transcrira les conclusions du CIAM de 1933 dans La Charte d’Athènes. Il y énonce les principes qui devraient alors gouverner le développement des villes modernes :

  • privilégier les constructions en hauteur pour libérer de l’espace (vert) au pied des tours,
  • pratiquer le zonage, c’est-à-dire séparer les fonctions Habiter, Travailler, Se récréer (Loisirs) et Circuler (Transports),
  • préserver l’existant.

Après la seconde guerre mondiale, avec le Plan Marshall, la reconstruction du pays et l’industrialisation sont mises au service du capital et de l’industrie. Dans les années 50, aux côtés du ministre de la reconstruction, Claudius Petit, Le Corbusier va pouvoir mettre en application les principes de la Charte d’Athènes : le zonage se développe à grande échelle et les capitaux publics à très faible rendement assurent la rentabilité des capitaux privés dans de grands travaux de constructions immobilières. Ce mouvement perdurera jusque dans les années 70 avec la construction des grands ensembles qui fleurissent sur tout le territoire, malgré la contestation d’un groupe d’architectes, le Team X, qui proclamera la fin des CIAM en 1956, sans remettre fondamentalement en cause les principales orientations définies lors du CIAM de 1933.

C’est au cours de cette période que se constituent les grandes majors du bâtiment qui, après multiples fusions et/ou acquisitions, se trouveront réduites aux quelques grands groupes du bâtiment d’aujourd’hui.

On se souvient aussi qu’à la suite du printemps 68, la loi d’orientation d’Edgar Faure a provoqué l’éclatement des universités en dotant les facultés de l’autonomie qui leur permettra d’acquérir le statut d’universités et en déportant à la périphérie des villes les plus turbulentes d’entre elles ainsi que celles ayant besoin d’espace pour établir les nouveaux campus sur lesquels les financements publics allaient là-aussi pouvoir alimenter l’industrie du bâtiment.

Les villes modernes se construisent donc sur le principe du zonage : vivre, travailler, circuler. Une organisation fondée sur la spécialisation des espaces, siège d’une activité unique, où, le plus souvent, la coupure entre le travail et la vie sociale est mise en oeuvre. On n’habite plus là où on travaille ; le lien entre le lieu de travail et le lieu de vie est rompu.

On voit aujourd’hui les conséquences de cette politique lorsque le désengagement progressif de l’État sur ce secteur a pris le pas sur la politique volontariste d’aménagement du territoire :

  • coût d’entretien énorme d’un parc immobilier hors d’échelle sur des sites devenant des lieux de transit dont la qualité diminue au fil des renouvellements de population,
  • monoactivité, ségrégation sociale et appauvrissement des populations occupant les grands ensembles qui sont mises en difficulté,
  • foyers de crises favorisant le développement de situations de violences urbaines,
  • programmes de démolition et reconstruction tentant de réintroduire de la mixité sociale et de recréer des espaces mêlant toutes les activités sociales, culturelles et de production.
  • diminution de la taille des opérations de construction entièrement prises en charge par le capital privé recherchant une rentabilité forte,
  • développement du pavillonnaire et de la politique d’accession à la propriété avec un accroissement fort de l’endettement des ménages par l’emprunt sur des durées de plus en plus longues.

On sait aujourd’hui toute la difficulté des politiques de la ville qui sont régulièrement mises en échec compte tenu de l’ampleur de la tâche pour remédier aux désordres générés par une conception ambitieuse du développement urbain - celle imaginée par le CIAM d’Athènes - entièrement récupérée par le capital industriel et financier pour servir son seul profit.

Aujourd’hui, avec l’Enseignement supérieur et la Recherche (ESR), on veut nous resservir la même recette en nous imposant un processus analogue.

Tout d’abord, au prétexte de favoriser la mobilité des étudiants européens dans un espace européen d’enseignement supérieur, le processus de Bologne (1999) a imposé la réorganisation de toutes les filières de formation supérieures sur le modèle unique du LMD (Licence, Master, Doctorat) qui a fait éclater l’héritage et la spécificité des systèmes universitaires nationaux.

Ensuite, la stratégie de Lisbonne (2000) engage l’Union européenne dans une " économie de la connaissance " et place " l’innovation " au coeur du développement et du changement.

Les classements internationaux, tel le Classement de Shanghai, arrivent à point nommé pour légitimer la mise en concurrence des établissements et des formations. On peut ainsi mettre en avant les notions de visibilité, d’attractivité, de masse critique, d’évaluation des établissements, des laboratoires, des formations et des personnels et les présenter comme inéluctables.
Sur cette base, des éléments de langage tels que gouvernance, autonomie, innovation, insertion professionnelle, réussite de tous les étudiants, lutte contre l’échec, sont brandis pour construire un nouveau modèle d’organisation de l’ESR en vue de son adaptation à la mondialisation des échanges :

  • course à “ l’excellence " et Grand emprunt (LabEx, EquipEx, IdEx) imposant la concentration des moyens sur quelques sites,
  • regroupements et concentration des établissements éloignant les centres de décision des lieux de travail et des personnels,
  • constitution d’établissements hors d’échelle concentrant les personnels (plusieurs milliers) et les étudiants (plusieurs dizaines de milliers) dans les grandes métropoles,
  • parallèlement, désertification du reste du territoire et mise en extinction progressive des structures universitaires de proximité,
  • mutualisation des moyens et spécialisation des établissements entraînant la disparition de disciplines et enseignements jugés non rentables ou non adaptés aux exigences actuelles,
  • instauration d’une orientation sélective des lycéens et des étudiants,
  • réduction de l’offre de formation et resserrement du cadre national permettant une meilleure différenciation des établissements,
  • renforcement du caractère " professionnel " des formations au détriment du disciplinaire,
  • basculement vers le numérique et mise en réseau des savoirs rendant possible leur appropriation/confiscation par les établissements et leur mise sur le marché.

Publié dans Le Lien n° 174 de mars 2013.
Le Lien est une publication trimestrielle de la FERC CGT.


Référence électronique

"I • En guise d’ouverture", publié le 11 mars 2013, URL : http://www.resistances.net/spip.php?article10, consulté en ligne le 15 mars 2024


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