Revue syndicale à caractère scientifique et culturel de la CGT FERC Sup

Nuage de mots


Dernière publication



La Résistance s’organise


Accueil > Tous les cahiers thématiques > Document d’orientation de la CGT FERC Sup • 2e congrès (Angers (...) > Axes revendicatifs > 2. Le service public d’ESR > 2.3. La marchandisation du savoir

novembre 2014

2.3. La marchandisation du savoir

Pour comprendre

En février 2007, la Conférence des présidents d’université (CPU) intitulait son colloque annuel de Metz « L’université : une chance pour la France ». Lors de ce colloque, précédant de quelques mois à peine l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, la CPU traçait les grandes lignes de ce qu’allait devenir l’Enseignement supérieur universitaire en France. Les présidents voulaient diriger leurs établissements comme de vrais chefs d’entreprises et on peut retrouver dans les propositions faites à l’issue de ce colloque la trame des lois LRU-Pécresse et LRU-Fioraso. Fait notable, les principaux acteurs de ce colloque ont été nommés au cabinet de la ministre Geneviève Fioraso ou à la DGESIP.

En donnant ce thème à son colloque de 2007, la CPU s’inscrivait totalement dans la logique néolibérale de la Stratégie de Lisbonne (2000) qui consacrait le marché de la connaissance et engageait l’Europe dans la voie de la marchandisation du patrimoine immatériel et la mise en concurrence des systèmes de production et de diffusion des savoirs.

En France, en novembre 2006, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet avaient remis au ministre de l’Économie et des Finances, Thierry Breton, un rapport intitulé : « L’économie de l’immatériel : la croissance de demain ». Les auteurs de ce rapport considéraient que la marchandisation de l’immatériel constitue la « nouvelle frontière des économies développées » et « une chance de réinventer notre croissance économique ». Ils mettaient en exergue de leur rapport la citation suivante : « il est une richesse inépuisable, source de croissance et de prospérité : le talent et l’ardeur des hommes et des femmes ». À la suite de ce rapport qui préconisait « d’adapter l’économie française au nouveau modèle de l’immatériel », le premier ministre, Dominique de Villepin, décidait de créer juste avant son départ de Matignon, en avril 2007, l’Agence du patrimoine immatériel de l’État (APIE) installée le mois suivant par le ministre de l’économie et des finances, Thierry Breton. Les deux premiers chapitres de la deuxième partie de ce rapport décrivaient « les failles de l’enseignement scolaire qui affaiblissent notre capacité à répondre aux exigences de l’économie de l’immatériel », « la perte de vitesse de notre enseignement supérieur [qui] nous place en position de faiblesse dans la compétition mondiale des talents » et une « recherche française [qui] est en train de décrocher ». Pour faire entrer la France dans l’ère de l’économie de l’immatériel, le rapport Lévy-Jouyet proposait notamment de « mettre les actifs immatériels publics au service de l’économie » et de « saisir les opportunités pour améliorer la diffusion des actifs immatériels » et de « changer de modèle » en opérant un « saut éducatif » « pour l’ensemble du système de formation » avec l’objectif de « doter la France d’un système d’enseignement supérieur d’excellence ». Les auteurs insistaient également très fortement sur le développement des filières numériques, la régulation du secteur de la création artistique permettant de baliser le terrain.

La CPU a entendu le message et porté, lors de son colloque de février 2007 et dans ses prises positions ultérieures, ce projet néo-libéral pour le prochain président de la République : « l’Université est une chance, saisissons-la ! » Les présidents d’université, c’est-à-dire une large majorité d’entre eux, ont placé résolument l’Université française dans la dynamique de la marchandisation promue par le rapport Lévy-Jouyet et pour cela réclamé une réforme de la gouvernance leur permettant à la fois d’augmenter leurs propres pouvoirs dans leurs établissements et de disposer des marges de manœuvre pour réaliser les transformations qui placeraient ces établissements sur le marché de la connaissance et de la formation.

Cette rapide mise en perspective permet de comprendre la manière dont s’articulent les réformes engagées par la loi LRU-Pécresse et la loi LRU-Fioraso. Cela éclaire tout particulièrement l’alibi de la réussite pour tous, mis en avant par la ministre et ses conseillers, pour justifier la nouvelle mission de transfert des résultats de la recherche vers la société pour nourrir l’innovation ainsi que l’injonction au développement de ressources numériques.

Bien évidemment, ce processus de basculement de l’Université vers la marchandisation des savoirs crée toute une série de problèmes et écarte progressivement l’enseignement supérieur public de sa vocation.

  • Une marchandise suppose un client : la relation de l’étudiant à l’Université est appelée à se transformer en relation de consommateur endetté à marchand soumis à la concurrence. L’enseignement supérieur sort d’une logique de service public pour devenir un élément parmi d’autres du marché européen des prestataires de service.
  • La rhétorique de « l’autonomie » sert à justifier aux yeux de l’opinion publique la transformation en cours, sans dire les finalités de privatisation et marchandisation des savoirs. Mais elle ne réduit pas le pouvoir des technocraties d’État de sous-doter budgétairement les établissements ni celui de la nouvelle technocratie universitaire (des présidents tout puissants) de gérer la pénurie.
  • Cette pseudo « autonomie » constituant un processus de privatisation rampante et de présidentialisation croissante des établissements, on assiste à une confiscation progressive des savoirs et des contenus de formation, à la fois pour leur production et pour leur exploitation.
  • Cette pseudo « autonomie » qui a transféré la gestion de tous les personnels du niveau national au niveau local (dans chaque établissement), les personnels, enseignants-chercheurs et BIATOSS maîtrisant un savoir-faire spécifique, pourraient bien être considérés à brève échéance par certaines directions comme faisant partie intégrante du capital immatériel de l’établissement. Cela mettrait un frein mécanique à la mobilité des personnels et remettrait fortement en cause leur droit à mutation.
  • Le développement de la prise en compte de la notion de capital immatériel dans les établissements d’Enseignement supérieur et de Recherche peut avoir des répercussions sur le droit d’exploitation commercial des résultats de la recherche (publications, dépôt de brevets, etc.) ainsi que des enseignements (numérisation de l’enseignement).

Le développement forcené du numérique dans les établissements d’Enseignement supérieur et de Recherche comme y incitent la ministre et le gouvernement va affecter les valeurs et la vocation du service public, si les personnels avec leurs organisations ne sont pas attentifs à la manière dont il est utilisé. L’objectif premier du gouvernement n’est pas de mettre à disposition le plus largement possible de la population les savoirs et formations dispensés à l’université, mais d’augmenter le nombre d’étudiants par enseignant, de substituer des enregistrements numériques à l’activité pédagogique en présence et de commercialiser des produits numériques sur un marché international de l’éducation supposé lucratif.

C’est un effet de bulles spéculatives qui se met en place, avec comme modèles des services payants regroupant plusieurs dizaines de milliers d’étudiants à travers le monde, attirés par les illusions de prestige attaché à quelques établissements. Cette course au « jackpot » numérique peut conduire certains établissements ou communautés d’universités et d’établissements à réaliser des investissements hors de proportion qui peuvent à terme mettre en péril les établissements concernés et les personnels qui y seront attachés tout en dégradant considérablement la qualité du service pédagogique offert aux étudiant-e-s : les taux d’abandon sur ces enseignements à distance sont aussi élevés dans l’enseignement supérieur qu’ils l’ont toujours été dans la préparation à distance du baccalauréat... des taux pouvant atteindre, dans certaines universités numériques, 70 à 80% des étudiants initialement inscrits, attirés par les mirages de la pédagogie numérique ou du prestige de certains établissements.

La production de ces contenus s’accompagne aussi d’un accroissement de la précarité avec le recours à des contrats de développement à durée déterminée, mais aussi assez fréquemment à l’externalisation des phases de production vers le privé. Et en termes d’exploitation, cela se traduit très généralement par une déqualification des personnels pour le suivi des étudiants, les corrections et l’exploitation des outils. Ce sont rarement des enseignants-chercheurs qui assurent ce travail mais des contractuels étudiants ou enseignants. Le développement du numérique est donc un facteur de développement de la précarité et du télétravail pour lequel les personnels ne connaissent pas encore tous les tenants et aboutissants... et dont les étudiant-e-s risquent d’être les principales victimes.

La marchandisation des savoirs est passée également, notamment à l’ère du numérique, par la constitution d’oligopoles ou monopoles privés, observables sur les marchés éditoriaux anglophones et francophones, commercialisant à des prix devenus exorbitants les biens publics scientifiques. Il faut refuser cette dérive particulièrement nette depuis dix ans, mais refuser aussi qu’au motif de transfert gratuit des recherches scientifiques vers les petites et moyennes entreprises, se constituent des formes d’oligopoles ou monopoles publics d’archivage ouvert augmentant les pouvoirs technocratiques d’évaluations comptables et de surveillance politique des activités scientifiques par la voie de systèmes informatiques uniques ou centralisés. La libre publication des revues et des livres ne doit dépendre ni de positions dominantes sur les marchés éditoriaux privés, ni de positions dominantes dans la gestion des services publics de publication.

L’instauration de mesures permettant un accès ouvert et gratuit de tous, chercheurs et citoyens, de notre pays et d’autres pays notamment parmi les moins riches, à la totalité des données, travaux et publications scientifiques financés sur fonds publics est un moyen de lutter contre la marchandisation des savoirs. Mais cet accès ouvert doit être réellement libre, c’est-à-dire ne masquer ni censures, ni évictions déguisées et ne pas servir d’habillage apparemment vertueux à d’autres finalités qui le seraient moins (contrôles et emprises sur le travail scientifique, subordination à des finalités étrangères à la science...). A contrario, si les politiques de la recherche, par gouvernance autoritaire, management aveugle, monolithisme idéologique ou dépendance mercantile ont pour effet de faire disparaître de la recherche scientifique certains sujets, paradigmes, méthodes, styles ou courants ou de subordonner l’activité de recherche à des intérêts particuliers préférant orienter les travaux vers certains sujets ou résultats plus que d’autres, l’accès apparemment ouvert aux travaux scientifiques masque en réalité des fermetures ou des biais qui ne le rendent libre ni pour les chercheurs, ni pour les citoyens.

  • Un accès libre aux publications scientifiques doit permettre de distinguer les publications scientifiques de celles qui ne le seraient pas ; cela implique que les publications doivent avoir été préalablement validées scientifiquement conformément aux usages dans chaque discipline scientifique. La présentation en archives ouvertes de textes non validés, sur le même plan que les autres est trompeuse pour le public. La publication de versions préliminaires (prépublications/preprint), envoyées aux comités scientifiques de revues ou autres instances compétentes de validation scientifique, si elles sont publiées sans tenir compte des remarques faites ni des corrections demandées, ne libère pas l’accès à la science mais dégrade la qualité de celle-ci.
  • L’accès réellement libre doit ensuite se fonder sur la liberté des lecteurs ne parlant pas d’autre langue que le français – plusieurs centaines de millions dans le monde ! – de pouvoir prendre connaissance des travaux scientifiques a contrario toute politique publique produisant une substitution de l’anglais au français dans les publications comme dans les enseignements, pour adaptation à une marchandisation internationale des savoirs où prédomine l’anglais, a pour effet de réduire socialement l’accès aux connaissances scientifiques pour une très large majorité de la population francophone. Il vaut mieux, à cette époque, promouvoir la traduction scientifique, sur la base de coopérations bilatérales ou multilatérales entre pays, sans accorder d’exclusivité à une langue.
  • Un accès réellement libre doit enfin se fonder sur la liberté individuelle des chercheurs quant au choix apparemment « technique » des formats, serveurs et supports de publication en libre accès ; a contrario, si les systèmes informatiques d’archives ouvertes sont utilisés à d’autres fins que le libre accès notamment, par exemple comme dispositifs de contrôle, de modération, de surveillance ou de comptabilité des dépôts avec pour effet d’écarter des chercheurs, équipes, sujets, paradigmes, méthodes, styles ou courants… L’accès n’est plus libre non plus à ces connaissances scientifiques-là, ni pour les chercheurs, ni pour les citoyens.

Pour gagner de nouveaux droits

  • L’Enseignement supérieur et la Recherche doivent demeurer un service public caractérisé par la gratuité d’accès pour les étudiant-e-s et l’indépendance des personnels vis-à-vis des logiques de marché.
  • Le statut de la Fonction publique d’État des personnels de l’ESR doit être respecté, préservé et renforcé pour empêcher toute appropriation de ces personnels par les établissements et tout affaiblissement de leurs libertés intellectuelles dans le travail pédagogique et scientifique.
  • Le savoir et les connaissances produites par l’ESR public doivent rester un bien commun dont l’usage doit respecter en outre les droits d’auteur et les droits des salariés. Ni appropriation autoritaire, ni exploitation commerciale indue.
  • Les outils numériques doivent aider et améliorer l’activité pédagogique en présence et ne jamais servir à une dégradation de la pédagogie dans des enseignements numériques à bas prix, qui conduisent massivement à l’échec par abandon en cours de formation.
  • L’exploitation de ces outils doit être mise en œuvre par des personnels compétents, qualifiés et titulaires, placés matériellement en situation d’assurer les interactions collectives et individuelles nécessaires à la pédagogie.
  • En ce qui concerne les publications scientifiques, les chercheurs doivent être libres de leur choix entre diverses formes et supports de mise en libre accès et les autorités publiques doivent garantir cette liberté ainsi que la diversité de supports : serveurs publics nationaux, plateformes hybrides thématiques, dispositifs autogérés, archivages individuels... sans interconnexions de ces systèmes.
  • Des solutions financières durables doivent être trouvées pour garantir le fonctionnement, le nombre et la diversité des revues avant toute avancée dans le sens d’un libre accès généralisé.
  • La communauté scientifique doit conserver en toutes circonstances le contrôle de ses propres publications et de leur valeur scientifique, ceci en toute indépendance.

La FERC Sup CGT met en débat

Le développement du numérique nécessite une réflexion approfondie sur la manière dont le changement doit être conduit, dans quelles conditions la production et l’exploitation des ressources et des produits vont être réalisées. La question des moyens est centrale. La FERC Sup CGT peut avoir sur cette question un œil critique en créant un observatoire du numérique dans l’ESR pour suivre la mise en place des projets dans les établissements, la manière de les conduire, les difficultés rencontrées, les dérapages constatés, le tout afin d’analyse pour l’élaboration de revendications qui seront soumises à discussion pour adoption au prochain congrès de 2017.

La FERC Sup CGT peut être porteuse d’une réflexion de fond sur l’apport que peut constituer l’usage du numérique dans l’ESR dans les pratiques pédagogiques et le processus d’apprentissage des disciplines.


Référence électronique

"2.3. La marchandisation du savoir", publié le 3 novembre 2014, URL : http://www.resistances.net/spip.php?article49, consulté en ligne le 15 mars 2024


Article précédent - Article suivant

FERC-Sup CGT